vendredi 5 juin 2009

"Conseils aux conscrits littéraires". Document.

Discours de Pierre Moussa aux "conscrits" de l'Ecole Normale Supérieure de Paris, vers 1953. Un "conscrit" est un élève de première année qui a passé les rituels d'initiations propres à l'Ecole.

"Littéraires" : je ne voudrais pas que ce mot vous abusât. Le vulgaire l'oppose à "scientifique". L'expérience vous montrera, tout au contraire, que les deux termes sont ici synonymes. Qui n'est pas scientifique n'a rien à faire à la Faculté des Lettres. Conscrits, soyez épigraphes, paléographes, numismates, mais surtout pas de littérature ! Seule une étymologie controuvée (c'est-à-dire qu'on s'accorde à trouver sotte), pourrait vous conduire sur cette voie qui n'est qu'un cul-de-sac. "Littéraire" ne vient pas de "littérature", mais de "littera", qui veut dire la lettre, entendez le contraire de l'esprit. Conscrits, vous extirperez de vous tout vestige d'esprit.
Vous n'oubliez pas les deux principes fondamentaux de la balistique universitaire.
Le premier est le principe de l'élan. Plus loin vous irez chercher dans l'espace ou dans le temps l'objet de vos travaux, plus grande sera la vitesse avec laquelle vous déboucherez dans le monde contemporain.
Le second principe s'exprime ainsi scientifiquement : le produit de la masse et de l'accélération est constant ; autrement dit, l'accélération varie en raison inverse de la masse. D'où il suit que la vitesse de déplacement sera accrue dans l'exacte mesure où l'objet que vous véhiculerez sera plus menu. J'éclaire ces vues abstraites par un exemple concret : je suppose que quelques attardés parmi vous prétendent se consacrer à la littérature française. Passons sur cette violation de mon premier principe. Voyons l'incidence du second. Je dis à ces attardés : pensez d'ores et déjà à votre diplôme et à votre thèse. Efforcez-vous de mettre la main sur un auteur secondaire. Je dirais bien tertiaire, mais les tertiaires sont épuisés. Les secondaires sont en passe de l'être. Pressez-vous : il ne vous resterait plus que les grands auteurs... Je pense en souriant au pauvre sot de conscrit à qui l'on répondra un jour à la Sorbonne : "Nous regrettons, monsieur, il ne nous reste plus que Racine", et qui sera obligé de perdre son temps sur Racine, de faire la fameuse, la légendaire thèse sur Racine, sous les quolibets de toute l'Université.
La combinaison de ces deux principes (principe de l'éloignement dans l'espace et le temps, et principe de la minceur de la spécialité) conduirait à des résultats inouïs. Je vous convie, conscrits, à une belle tâche. Arrivez à trouver, plus de six siècles avant notre ère, un événement qui n'ait aucune importance, vraiment aucune importance, cernez-le, saisissez-le dans la splendeur impolluée de son insignifiance -alors, conscrits, je vous le dis en vérité, alors, vous sauterez l'enseignement supérieur... Attention seulement, emportés par votre élan, de ne point sauter l'Institut, sous peine de tomber dans le néant, institution suprême, qui les couronne toutes, qui les domine et les justifie souverainement."

Trouvé dans PEYREFITTE, Alain (dir.), Rue d'Ulm. Chroniques de la vie normalienne, Paris, Flammarion, troisième édition augmentée, 1977, p. 118-120.

(J'aurais aimé qu'on me parle comme ça avant que je choisisse le sujet de ma thèse...)

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