jeudi 13 novembre 2008

Mais Georges Lapassade, c'était un charlot, non ?

... me demanda hier soir un sociologue bourdieuso-meeticois dans un bar bobo-libertaire du 12° arrondissement...

Aujourd'hui, Journée d'hommage, à Paris 8. Les vieux et les nostalgiques défilent au micro. Le ton est aux anecdotes : qui était Georges Lapassade ?



Un professeur, oui, mais qui ne faisait jamais cours :

Florence Giust-Desprairies rappelle ses propos : "Le cours se passe là où se passe quelque chose à l'Université". Rémi Hess se souvient de deux cours que donnait Lapassade, qui s'intitulaient "Ici" et "Maintenant". Les horaires des cours étaient fixes, mais ils ne se déroulaient pas dans une salle : Lapassade était quelque part dans l'université, et les étudiants devaient le trouver... Il était évidemment là où "quelque chose" se passait. Paraît-il certains étudiants n'ont jamais réussi à dénicher leur enseignant du semestre...
Un témoignage écrit de F. Demichel, ancienne directrice de la fac, rappelle fort à propos que bien souvent ces crises, Lapassade les provoquait lui-même, pour faire émerger les solutions...

Un paysan béarnais avec la tête aussi dure que le bois dont on a fait sa pipe :

L'ancien directeur de Vincennes, Pierre Merlin, est là aussi. Il nous raconte le réseau de drogue qui s'était organisé sur le campus, bien à l'abri des franchises universitaires et du Bois. Un jour, une lycéenne fait une overdose dans l'enceinte de la fac. Branle-bas de combat. Le directeur convoque tous les responsables de conseils quelconques dans son bureau, pour discuter dans le plus grand secret de ce qu'il convient de faire. La réunion n'était pas encore commencée qu'arrive Georges Lapassade (il était toujours au courant de tout) suivi d'une trentaine d'étudiants. "Ce sont les participants à mon UV d'analyse institutionnelle, cette réunion à huis clos sera pour eux un excellent cours de travaux pratiques". Pierre Merlin explique patiemment à Lapassade que ce n'est vraiment pas possible... Peine perdue, Lapassade campe sur les lieux avec ses étudiants. Finalement, pour que la réunion puisse se tenir, Pierre Merlin abdique mais fait jurer le secret absolu à tous.
Le lendemain matin, en Une de Libération figurait le compte-rendu détaillé de la réunion à huis clos... Un des étudiants de Lapassade n'était autre qu'un journaliste...
Pierre Merlin en rigole aujourd'hui, mais à l'époque, "diriger" Vincennes, le bordel fait université, n'était pas de tout repos. Le département des Sciences de l'éducation était particulièrement ingérable, en raison de la présence d'un certain agitateur qui se réjouissait de cette désorganisation permanente et qui passait ses journées à essayer de créer l'événement pour mieux l'analyser ensuite. Souvent, il allait directement voir le directeur pour négocier ses "coups" avec lui...
Il possédait un "courage absolu", se souvient Claude Frioux, encore un ancien directeur, qui a été défendu par Lapassade lors d'une AG de gauchistes surexcités.

Max Pagès a livré par écrit aussi une anecdote de quand il était syndicaliste étudiant, ce que n'était pas Lapassade, mais ça ne l'empêchait en rien de fréquenter tous les syndicats. Le bureau devait tenir une réunion politique au sommet, juste entre eux. Lapassade voulait y assister, on lui avait spécifiquement demandé de ne pas venir... A l'heure de la réunion, qui était tranquillement installé parmi les membres du bureau ? Lapassade évidemment.
Il me semble que c'était Claude Frioux, ou Pagès je ne sais plus, qui s'adresse doucement à Lapassade pour lui dire : "Georges, tu sais bien que tu ne peux pas assister à cette réunion...". En face, aucune réaction. Lapassade est vissé à son siège. Deux malabars du service d'ordre se placent derrière lui. Le syndicaliste continue à tenter de raisonner l'intrus : "Geooorges...". Toujours pas de signe de vouloir bouger. Alors les deux malabars soulèvent délicatement Lapassade et son fauteuil et l'emmènent, toujours assis, en-dehors de la salle...
Ce qui a frappé Pagès dans cette scène, c'est la grande tendresse de tout le monde, y compris du service d'ordre, envers Lapassade...

Un résident à vie de Paris 8 :

C'est peu de dire que la fac était sa deuxième maison... Elle va paraître bien vide sans lui !
Lors de son pot de retraite, en 92 ou 93, il dit à la présidente de Paris 8 d'alors : "Irène, tu ne me chasseras pas, hein ?". De fait, je l'ai encore croisé en mai, deux mois avant sa mort, dans la salle des enseignants du département de Sciences de l'éducation. Il avait son bureau, un petit réduit sans fenêtres, rempli de documents et de dossiers. Paraît-il quelques fois il y dormait : personne n'a jamais su où il réussissait à s'allonger parmi son bordel. Il mangeait toujours au CROUS, d'ailleurs : "Le CROUS, la meilleure table de Paris" était une de ses phrases favorites.
A l'arrivée en retraite, il s'est acheté une maison à Saint-Denis, juste en face de la fac. Il n'y habitait pas, mais y logeait des étudiants nécessiteux ou sans logements. Il les aidait aussi parfois dans la réalisation de leurs mémoires, mais je demande à voir le résultat !

Et beaucoup d'autres souvenirs : ces malheureux organisateurs d'un certain colloque au Brésil qui ont accepté de donner un peu de temps de parole à Lapassade (qui n'était pas prévu au programme) vers 21h... A quatre heures du matin, il parlait encore...
Sa manière de téléphoner en Italie au milieu de la salle de reprographie, la plus bruyante et la plus fréquentée de l'université (mais qui était celle aussi où la ligne passait le mieux) a beaucoup marqué Florence Giust-Desprairies. Elle évoque l'image de ce vieil homme, assis tranquillement au milieu du bazard ambiant, les mains sur les cuisses de son pantalon de velours... Elle se souvient aussi de son Habilitation à diriger des recherches (genre de Grand Oral par lequel les simples maîtres de conférence sont intronisés Professeurs des universités) : en plein milieu de son exposé, Lapassade débarque. Il marchait déjà difficilement, il remonte lentement toute la salle. Son bonnet vissé sur la tête et sa chemise à carreaux, il devient rapidement le centre de toute l'attention. Tous les membres jury ne connaissaient pas le personnage, et il n'était pas facile, avec sa dégaine, de deviner en lui un professeur des universités (voir photo...). Plus personne n'écoutait l'exposante. L'olibrius s'assoit enfin, juste derrière Florence qui tente de reprendre son exposé... Difficile, car Lapassade est enrhumé. Il se mouche, il crache, etc. Et le public : "chut Georges !" "Georges, arrête de te moucher ! " etc. Les yeux de la psychosociologue brillent quand elle raconte.



Bref, plutôt qu'un charlot, un brésilien dont j'ai oublié le nom parle d' "anarchiste impérial":

J'aimais bien l'oxymoron...
Florence, encore elle, avance l'hypothèse qu'il ne possédait pas de sur-moi institutionnel, ce qui lui permettait de ne jamais être découragé, de jouer en permance avec l'institution, la prendre, la tirer et la pousser, de constater qu'elle est toujours là après, mais que le désir de jouer avec elle aussi. Lapassade n'avait pas peur de la provocation grâce à sa capacité de "dissociation du cogito".
Jacques Ardoino semble comprendre de quoi il s'agit puisqu'il nous dit que la capacité à la multiréférencialité que possédait Georges à haute dose lui permettait d'avoir fait le deuil de l'unité.
(Comment une personnalité aussi forte peut-elle avoir fait le deuil de l'unité ? est une question que je n'ai pas posée à haute voix car je ne parle plus aux psychosociologues, j'ai autre chose à faire de ma vie)
Finalement, conclut le grand Jacques Ardoino, Lapassade n'était pas un formateur, c'était un interventionniste.

Cette journée (je n'y suis restée que le matin, si vous voulez à 19h il y a un pot et à partir de 20h un bal -car Lapassade était un musicien aussi. Un slammer est venu pour lui rendre hommage) a été organisée dans un beau bordel.
"On dirait Vincennes" dit-on à droite et à gauche.

Mais Rémi Hess sourit :
"On a vu pire"...



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Peu de vidéos circulent avec Lapassade.

Il y a tout de même, celle-ci (à partir de 2min50) où on apprend l'existence d'un "stigmate" Lapassade qui fait que ses étudiants ne veulent pas trop se faire voir avec lui...





Et celle-ci, où il chante "Vive le PIIM" (le Parti Internationaliste Indépendantiste Marseillais...) en se penchant vers René Schérer pour lui crier à l'oreille comme s'il était sourd : Ce sont mes amis ! C'est Massilia Sound System, écoute ! etc.



3 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est très sympa de ta part de le raconter ainsi.

Feufol a dit…

Très bon billet, émouvant, fort, vraiment.

Anonyme a dit…

Et dire que j'ai failli être psychosociologue... Ouf, je l'ai échappée belle !